CHAPITRE II
Le soir de ma rencontre avec Lepointre, je me suis engueulé, comme jamais, avec Jeanine. Jeanine, c’est ma copine, quand elle me prend dans ses bras, elle dit des mots tout bas, voilà le travail.
J’étais allé faire des courses au SUMA du coin et j’avais oublié d’acheter je ne sais plus quoi. Mais ce qui a surtout fait râler Jeanine, c’est que j’avais payé les commissions avec les 200 francs trouvés sur la table de la cuisine. Ce mois-là, on était fauchés, comme d’habitude.
La bisque de homard, le cuissot de chevreuil et la bouteille de Morgon, les deux billets y étaient passés. Un 28 du mois, avec les impôts qui venaient juste de nous assommer… Les Delacroix tout neufs m’avaient excité l’inspiration culinaire ! Manque de chance, le fric était destiné à la cotisation syndicale de mon épouse !
Jeanine est assistante sociale, dans un autre hosto à vieux de la région. Mais, sa vie, son vice, c’est le syndicat C.G.T. Carte du parti, assemblées de section, fête de l’Huma, houla, c’t’une mordue, ma Jeanine. J’ai rencontré cette jeune personne il y a quelques années de ça, alors que je revendais des disques volés dans les supermarchés. À deux ou trois copains, c’était la combine tranquille. Jeanine nous est tombée dessus, pauvres petits délinquants, et nous a vite fait rentrer dans le droit chemin.
Moi, elle m’a eu particulièrement à la bonne puisqu’elle m’a trouvé du boulot à l’hosto, avec la qualification de pousse-chariot. À propos de l’affaire de la cotisation syndicale, j’y étais allé un peu fort, je l’avoue humblement. Quand elle est rentrée de sa réunion de cellule, ce soir-là, elle a vu le festin que j’avais amoureusement mijoté… Ouille ! Coup de gueule : T’es rien qu’un salaud d’individualiste pourri ; je vous passe les détails. Elle s’est couchée sans même toucher à son assiette. Que j’ai donc terminée.
*
* *
Depuis notre rencontre, Lepointre et moi, nous avons beaucoup parlé. L’après-midi, à l’ergothérapie. À partir de 14 heures, les kinés baissent les bras, qu’ils ont velus. Donc, plus de boulot pour les chariots.
Mlle Soquet, notre surveillante, va se faire une petite camomille avec une de ses copines au 3e étage du bâtiment Sud. Du coup, on est peinards. Avant, je me faisais une sieste dans un boxe de massage, rideaux tirés.
Mais depuis l’arrivée de Lepointre, je m’installe à l’ergo. C’est un drôle de lieu, l’ergo ; enfin, côté hommes, parce que côté femmes, ça ressemble à s’y méprendre à un tableau de Goya. Il y a de tout, chez les mémés, des marquises déchues aux tapineuses en retraite, l’échantillonnage est varié ! On y rencontre Mme Fourtéguy, ancienne infirmière militaire, totalement à côté de ses pompes orthopédiques. Elle porte une blouse blanche, comme si elle était encore d’activé ! Mme Clara, qui arpenta de longues années durant le Sébasto, en faisant le commerce de ses charmes aujourd’hui flétris. Mme Blandeux, ex-chanteuse de caf conç’; toute la sainte journée, elle braille à tue-tête ses rengaines insupportables… C’est elle qui, vers 16 heures, conduit le cortège des mémés dans les couloirs, pour le retour à la chambre. Quarante septuagénaires hurlant à pleins poumons « les Roses blanches » !
Chez les hommes, c’est plus relax. En général, les pépés tolèrent mieux l’hosto que leurs consœurs, s’organisent pour résister à la déchéance. Tournois de belote, parties de pétanque, tiercé, loto, c’est moins la débandade…
Mais il y a aussi de bons frappés, chez ces messieurs ! Bartan, pour n’en citer qu’un, ça fait dix ans qu’il moisit ici. Un trauma crânien très très sévère. Il passe ses journées à tisser des coussins de laine. Le pauvre, il est persuadé d’être arrivé la semaine dernière ! Pour ne pas qu’il use trop de laine, Mlle Soquet, la surveillante, lui démaille son coussin tous les soirs. En dix ans, il ne s’est pas rendu compte de l’arnaque…
Dans un autre registre, vous avez Strapoulos, un Grec. Au début vaguement prostatique, mais guéri, à présent. Il a tellement baratiné l’assistante sociale, qu’il en a tiré pour des années, de l’hosto. Vaut mieux pour lui, car s’il met le nez dehors, les huissiers le harponnent illico, à cause de sa faillite frauduleuse : un bistrot d’Aubervilliers auquel il a mis le feu pour toucher la prime d’assurance. À chaque fois qu’un huissier se pointe, il trouve Strapoulos au fond de son lit, des perfusions dans toutes les veines, râlant, le drap rabattu sur le nez ! Le reste du temps, il s’occupe en sculptant des bustes de terre qu’il revend à prix d’or aux infirmières. Un sacré numéro aussi, c’est Louvrac. Parkinson, comme on l’appelle. Pas de pot, lui non plus. Sa chambre est au troisième étage. Le temps qu’il se lève, qu’il s’habille, qu’il rate trois fois l’ascenseur et qu’il arrive en kiné, crac, il est 11 h 30, il doit remonter, pour la soupe de midi. Il redescend en digérant, fait des étapes avec des pauses à tous les coins du couloir, il arrive à l’ergo, catastrophe : c’est l’heure du goûter !
À 14 heures, donc, je range mes chariots, j’entre à l’ergo, et je m’installe dans un bon fauteuil, entre le four de poterie et le métier à tisser.
Lepointre, sa spécialité, c’est la vannerie. Il tresse d’énormes chapeaux de paille. Sait tout faire, Lepointre. Comme il dit souvent :
— Les gars du bâtiment, Frédo, impossible de leur apprendre quelque chose !
Plombier-zingueur, il était, mon Lepointre. Enfin, pas toujours, j’ai appris ça petit à petit, depuis que nous sommes intimes. Plombier-zingueur depuis la Libération, parce qu’avant, il était un peu truand sur les bords. La belle époque du Milieu, il a connu ça. Les tractions avant, les chapeaux mous… Son faible, c’était les coffres-forts. Puis la guerre est venue, et ça a mal tourné avec ses associés qui sont devenus des habitués de la rue Lauriston. Lepointre a pris le large : la Gestapo, c’était pas son genre. Les coffres, il a continué, mais l’argent allait dans les caisses de la Résistance. Et il s’est fait piquer en 43, par ses anciens copains. Ils lui ont donné une valise avec un costume rayé, et un aller simple pour la Bavière. Mais il en est revenu, et il a monté une petite entreprise de plomberie, en 47. L’artisanat est un piège redoutable. Mon Lepointre, le voilà avec ses soixante-cinq balais et son grand cœur, et à peine trois mille balles de retraite par trimestre.
Devant une entrecôte Bercy, nous avons décidé tous les deux de mettre nos cervelles en commun, vu qu’il en a marre de ses clés de douze, et moi, de mes chariots.
*
* *
C’était dans une petite auberge de la forêt de Sénart, près de l’hosto, où nous étions allés dîner un jour qu’il avait obtenu une perm’. Oui, à l’hosto, les malades peuvent obtenir des permissions, ce qui tendrait bien à prouver qu’il ne s’agit pas d’un hôpital très sérieux.
Durant le repas, Lepointre m’avait raconté quelques épisodes savoureux de sa vie de mauvais garçon, puis nous en étions venus au vif du sujet…
— Ecoute-moi bien, Frédo ; les chariots ou la plomberie, ça va bien un temps, mais faut voir plus large ! Pas s’esquinter le moral et la santé à gagner des clopinettes ! Des lascars de notre trempe, ça mérite mieux !
— À l’hosto, ai-je murmuré, le fric est dans un coffre, dans le bureau du comptable !
— Tu sais, les économies de vieillards et les sous de la Sécu, ça fait pas lourd ! Et puis les coffres, autant ne plus y compter, c’est devenu électronique et tout, je serais dépassé par la technique.
— Alors, Lepointre, dans quel secteur on la monte, notre combine ?
— T’affole pas, ce qui compte, avant tout, c’est la patience.
Et on a trinqué. J’étais heureux. La voix de Lepointre, c’est la sagesse. Mes chariots, je ne vais pas y passer ma vie, comme Budat. D’ailleurs, Jeanine est bien d’accord là-dessus : elle voudrait que j’entre à fond dans le syndicat !
« — On manque de cadres, mon Frédo, me dit-elle souvent, on manque de meneurs d’hommes ! Viens, tu deviendrais vite permanent ! La C.G.T., c’est ton avenir… »
Quand elle commence à me harceler avec le syndicat, c’est qu’il y a anguille sous roche… La dernière fois qu’elle m’a fait le coup du permanent, en septembre, j’ai passé trois jours à vendre des merguez à la fête de l’Huma, et à dormir sous une tente… Soi-disant, « ça m’a permis de rencontrer les camarades ! » La fois d’avant, c’était pour les vacances : je rêvais sable blond, mer bleue, cocotiers, je t’en fous, on s’est retrouvés dans un car affrété par le parti, direction le Mausolée de Lénine !
Entre la C.G.T. et une association avec Lepointre, je n’hésite pas… En sirotant nos cognacs, nous avons passé en revue toutes les formes d’arnaque possibles. Après une heure de palabres, Lepointre a rigolé.
— Allez, Frédo ! On va pas tirer des plans sur la comète ! Pour trouver une bonne occase, il faut attendre, ouvrir l’œil, et se tenir prêts !
Nous avons ouvert l’œil, nous avons attendu, nous nous sommes tenus prêts. Effectivement, trois jours plus tard, l’occase était là. Royal, non ?